Il y a des années que je n’ai pas remis les pieds dans ce quartier. C’est là que j’ai passé mon enfance. J’y reviens non sans raison : je vais inviter en personne un ami qui m’est cher et que j’ai perdu de vue depuis le déménagement de mes parents il y a 6 ans.
Nous avons grandi ensemble, côte à côte, il a toujours été plus turbulent, plus téméraire, et de ce fait l’instigateur.
Homme ou femme, on a toujours une affection toute particulière envers nos initiateurs lors d’expériences marquantes.
Il est l’un de ceux-là.
Organiser un tournoi sans lui est absolument inconcevable.
Lorsqu’on s’est quitté, il s’était engagé sur une pente glissante, il jouait beaucoup, trop, trop gros, trop souvent, à des tables sur lesquelles je ne pouvais plus le suivre.
Je sais que je le retrouverai là où je l’ai laissé. On est resté en contact quelque temps, j’ai su que ses parents lui avaient donné la jouissance de la propriété familiale lorsqu’ils sont partis. Et je le connais assez pour savoir que ça n’est pas le genre à trimer s’il peut être hébergé aux frais de la princesse – Et on ne lui en tiendra pas rigueur. –
C’est à peine si je reconnais les lieux, heureusement que le nom des rues n’a pas changé, c’est à peu près la seule chose qui n’a pas été transformé en six ans seulement. Les maisons bourgeoises et leur parc sont maintenant enserrés entre les parcelles bétonneuses des lotisseurs. C’est fou ! Un regard nostalgique en passant devant la demeure de mon enfance et je retrouve machinalement le chemin de la sienne. Trajet que j’ai fait des milliers de fois dans les deux sens lorsqu’on se raccompagnait de se raccompagner de se raccompagner pour gratter quelques minutes sur l’heure du couvre-feu.
Je pousse la lourde grille qui résiste. Au premier abord, protégé par son épaisse haie de conifères, je n’avais pas remarqué le jardin en friche. Les ronces ont envahi les camélias, des herbes de près d’un mètre de haut entravent l’allée et les parterres, les rosiers cinquantenaires, fierté de la famille, n’ont pas été taillés. La maison est close, tout semble à l’abandon. Un frisson me parcours de bas en haut. Mais lorsque mon regard se pose sur la grille, je suis soudain enclin à une violente crise de tremblements : la porte est fermée par une chaîne et sous scellés officiels. La première image qui me traverse l’esprit est celle d’un assassinat, remake d’un mauvais film américain. Je reste longuement debout, immobile, cherchant désespérément un signe qui infirmerait cette représentation. Je le vois étendu sur le tapis persan de leur living room, une balle dans la tempe. Mais il n’y a rien, tout a disparu : la tonnelle et le salon de jardin de l’époque victorienne, la balancelle, les statues empire qui ornaient le parc, il ne reste rien du havre que j’ai connu.
Je dois savoir mais je n’ose entendre la vérité. Incapable de penser, incapable de bouger, la vision brouillée de larmes, j’attends. Je revois le jardin, nos jeux d’enfants, nos cachotteries d’adolescents pré pubères, les longues nuits à la belle étoile, allongés entre deux massifs, fumant de la beuh tandis que nous étions jeunes adultes, puis tout est parti en vrille, j’ai quitté la région, et là je reviens pour trouver un no man’s land. La nature est si paisible lorsqu’on ne la domestique pas… Je dois savoir.
Je longe le trottoir jusqu’à la maison de Madame Pernelle, une dame d’une soixantaine d’années aujourd’hui qui n’a jamais eu de petits enfants et qui avait reporté son manque sur nous. La fenêtre de sa chambre donne sur le jardin, on la regardait se déshabiller certains soirs… S’il s’est passé quelque chose elle était aux premières loges.
- Hé môme ! Je suis heureuse de te voir ! Tu aurais pu m’envoyer un petit mot pendant toutes ces années !
- Le temps passe si vite Mme Pernelle… j’ai l’impression d’être parti hier. Comment allez-vous ?
- Mes articulations me font souffrir c’est signe que je suis vivante donc.
En d’autres circonstances j’aurais volontiers palabré longuement avec elle mais une seule chose m’obsède et je ne sais comment l’amener à me répondre sans brutalité. Je m’efforce de masquer mon désarroi.
- Dites… je passais dans le coin, les souvenirs tout ça, et j’ai vu que la maison d’Erwan était fermée. Savez-vous où je peux le trouver ?
- Ah ! On peut dire que vous étiez amis vous deux, une fratrie n’aurait pas été plus liée ! Mon pauvre ! Entre donc quelques minutes…
Si elle me propose de m’asseoir c’est que ce qu’elle a à m’annoncer est grave. Je déglutis pour m’emplir de courage et je franchis le seuil. Elle me sert un thé chaud et ses éternels biscuits à la pomme.
- Ce que je vais te dire je ne l’ai jamais dit à personne. Il y a un peu plus de deux ans, un soir, je venais de me coucher, il devait être près de minuit, j’ai entendu du remue-ménage à côté. Je me suis discrètement mise à la fenêtre et j’ai vu un camion de déménagement. J’ai d’abord cru à un cambriolage puis j’ai remarqué Erwan parmi les quatre gaillards qui s’affairaient. En moins de trois heures ils avaient emportés tous les objets et meubles de valeur. Le camion est parti et je ne l’ai plus jamais revu. Le lendemain matin j’ai entendu du bruit à nouveau, il y avait deux hommes en costume chic accompagnés de deux agents de police. Ils ont tambouriné un moment puis ont fracturé l’entrée. Ils sont venus frapper à ma porte mais je n’ai pas répondu. En mon âme et conscience je ne pouvais pas faire de faux témoignage aux autorités mais je voulais le protéger. Alors j’ai fait mine d’être absente. Lorsqu’on m’a interrogé plus tard, j’ai dit que j’étais en vacances. Ils ont été très discrets, je pense que personne d’autre ne l’aura remarqué s’enfuir. Si ça peut t’aider à retrouver sa trace, sur le camion était inscrit « Furniture Depository – véhicule de location ». J’ai prié pour qu’il n’ait pas commis quelque acte irréparable. J’espère que tu le retrouveras, si c’est le cas, où qu’il soit, transmets-lui mes amitiés.
Quel soulagement ! Il n’était donc ni mort, ni en affaire avec des truands. Il avait dû faire quelque entourloupe à un financier, au fisc peut-être… C’est un moindre mal…
Je le connaissais mieux que personne, tôt ou tard, je le retrouverais.